Analyse de la dépense achats : levier stratégique ou simple exercice chiffré ?

L’analyse de la dépense achats ou “spend analysis”, désigne un processus rigoureux de collecte, consolidation et catégorisation des données d’achat d’une organisation. Au-delà de la simple extraction de chiffres, il s’agit de transformer ces données brutes en informations décisionnelles — dépense par fournisseur, catégorie, site ou projet — afin d’éclairer la stratégie achats.

En France, à l’heure où les directions achats et financières sont soumises à des exigences accrues de performance, de conformité et de durabilité, cet exercice est devenu central, voire structurant.


Une évolution technologique et culturelle

Il y a vingt ans, l’analyse des dépenses reposait essentiellement sur des extractions manuelles depuis des ERP ou des comptabilités analytiques, souvent consolidées via Excel. Peu fiables, ces données pouvaient refléter des classifications inconsistantes ou incompletudes entre entités. L’arrivée des outils BI et des solutions dédiées, parfois associées à des SRM ou ERP avancés, a permis une convergence progressive vers des référentiels unifiés.

Aujourd’hui, la montée en puissance de l’intelligence artificielle et des technologies de machine learning permet d’automatiser le nettoyage, le rapprochement entre fournisseurs et la classification des dépenses — le tout en intégrant des dimensions ESG. Les entreprises françaises n’échappent pas à cette transition, avec un gain de maturité et de rigueur dans l’approche de leurs données achats.


Méthodologie : fiabiliser pour piloter

La fiabilité de l’analyse repose sur trois piliers. D’abord, la collecte de données hétérogènes : ERP, finance, facturation, SRM. Vient ensuite la classification, qu’elle soit catégorielle (familles de produits) ou dimensionnelle (géographique, fournisseur, site). Enfin, la visualisation via tableaux de bord intelligents, qui permettent d’identifier les zones de concentration budgétaire, les anomalies et les leviers d’optimisation.

Cette méthodologie exige une gouvernance forte, intégrant les directions achats, finance et IT. Les référentiels produits et fournisseurs doivent appartenir à des entités identifiées, et leur mise à jour fait partie d’un cycle de révision périodique. Sans cela, l’analyse perd de sa valeur : une donnée erronée fausse une décision, et une vue tronquée compromet la stratégie.


Les bénéfices opérationnels

Une analyse bien menée offre plusieurs avantages tangibles. La visibilité qu’elle procure permet de repérer rapidement les principales lignes de dépense, prioriser les efforts de renégociation ou de consolidation, et orienter la stratégie achats vers des zones à fort impact.

Par exemple, l’identification des économies potentielles devient possible dès la segmentation des fournisseurs en fonction des volumes et des doublons. Cela facilite les renégociations, la rationalisation du panel et l’alignement métier-fournisseurs. Enfin, l’intégration de données ESG renforce l’argumentaire dans les appels d’offres et contribue à la conformité réglementaire, nationale et européenne.


Enjeux et limites

L’efficacité de l’analyse dépend de la qualité des données : codes incohérents, systèmes comptables disparates, absence d’harmonisation entre entités sont des freins fréquents. L’exemple d’Eiffage Construction est éclairant : avant toute consolidation, un informaticien a dû développer un programme d’extraction des données issues de systèmes comptables locaux. Sans cela, l’information restait morcelée et partiale.

Au-delà des données, les enjeux portent sur la mobilisation humaine : l’analyse exige des profils compétents en contrôle de gestion, SI et achats. Ces compétences coûtent cher. Sans accompagnement, l’outil reste sous-exploité : de nombreux gains seront pointés, mais rarement réalisés.


Deux exemples français concrets

Eiffage Construction : en regroupant toutes ses données comptables (1  million de lignes par an), l’entreprise a gagné en crédibilité auprès des métiers. Nicolas Rigot, contrôleur de gestion achats, témoigne : « L’outil nous donne une réelle crédibilité… Nous ne dépendons plus de reportings fournisseurs pour orienter nos décisions. » .

Eiffage a aussi modernisé sa gestion fournisseur via un outil SRM, réduisant de 30 % le temps consacré à l’administration des contrats. Parallèlement, environ 2,5 millions de factures sont désormais traitées chaque année dans 750 filiales, ce qui a rationalisé la base à 90 000 fournisseurs. L’entreprise affiche en outre ses KPI RSE entrant dans ses dashboards pour piloter l’impact carbone.

Imerys, quant à lui, a déployé une solution de spend analysis couvrant 1 Mds € sur 2 Mds €. Cette initiative a profité d’un module de gestion des risques couplé à la dépense, couvrant 800 familles de produits. Résultat : la fiabilité du pilotage achats est montée en puissance, apportant rationalité et rigueur à la fonction .


Tendances : vers une analyse augmentée et durable

Trois évolutions majeures marquent aujourd’hui la discipline :

  1. Automatisation via IA : nettoyage des données, rapprochement fournisseur et catégorisation automatique.
  2. Inclusion des KPI ESG : trajectoires CO₂, politique d’achat responsable, conformités réglementaires (CSRD), désormais intégrées au pilotage achats.
  3. Interopérabilité et cloud : intégration fluide entre ERP, SRM, BI et données mobiles, améliorant la réactivité et la mise à jour en temps réel.

Bonnes pratiques pour un déploiement réussi

  1. Gouvernance claire des données : définir un référentiel produits/fournisseurs avec un responsable dédié.
  2. Implication transversale : aligner achats, finance et IT via comités réguliers et indicateurs partagés.
  3. Déploiement progressif : démarrer par un pilote sur une catégorie ou filiale, identifier les quick wins, puis industrialiser à l’échelle.
  4. Validation des économies : chaque saving doit être auditée et rattachée à un plan d’action structuré.
  5. Revues périodiques : l’outil ne doit pas être figé : réévaluer la pertinence des catégories, affiner les seuils, intégrer les dimensions ESG.

Conclusion

L’analyse de la dépense achats dépasse largement le simple tableau de bord financier. Executée avec rigueur, elle transforme des données chaotiques en levier stratégique puissant, permettant à une entreprise non seulement d’économiser, mais aussi de piloter sa chaîne fournisseurs avec intelligence et responsabilité. Dans un contexte français où la pression sur les coûts, la conformité et la durabilité s’accentue, ce savoir-faire devient différenciant. Certes, l’investissement est non négligeable, mais la gouvernance des données et la culture achats gagnent ainsi en maturité, en crédibilité et en impact.

Le vrai défi ?
Ne pas s’arrêter à l’analyse, mais en faire un moteur de pilotage et de décision, à haut niveau… et durable.

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